Mois : mai 2006

Lui et moi dans la rue

"- Je suis aussi grosse que cette fille, là ?

– Laquelle ?

– Celle-là, là, juste devant toi.

– Ben, elle est pas grosse cette fille.

– Elle est pas grosse ? Tu rigoles ? Tu veux dire que je suis plus grosse qu'elle ? Super.

– Mais non, j'ai pas dit ça, tu n'es pas grosse non plus, c'est tout.

– Oui, et bien désolée, mais à partir d'aujourd'hui, navrée de t'annoncer que ton jugement ne vaut plus grand chose. Parce que si cette fille là, devant, là, n'est pas énorme pour toi, alors le fait que tu me trouves ne serait-ce qu'enrobée m'inquiète vraiment. Cette nana, elle a un cul pas possible, c'est incroyable que tu ne t'en rendes pas compte. Il fait deux fois le mien, merde !

– Putain, si tu sais qu'elle est plus grosse que toi alors pourquoi tu me demandes ? Je m'en fous, du cul de cette fille, à la fin ! Le tien me plait, c'est l'essentiel, non ?

– L'essentiel ce serait que tu me regardes vraiment. Je ne vois pas comment mon cul peut te plaire, c'est tout. Et je ne peux pas supporter l'idée que tu me trouves plus grosse que cette fille obèse. Je crois que je vais rentrer, je ne me sens pas bien."

C’est peut-être un détail pour vous

 

Samedi soir, la ronde n'a pas touché aux noix de cajou. N'y voyez pas là un acte de bravoure. Elle n'y a pas pensé. D'ailleurs, vers trois heures du matin, elle s'est aperçue, parce que ses jambes flageolaient un peu, qu'elle n'avait rien mangé. Elle avait oublié.

C'est peut-être un détail pour vous, mais pour elle ça veut dire beaucoup…

Rue hostile

Marcher dans la rue, bomber le torse et regarder droit devant soi. Croiser un groupe de garçons et ne pas flancher. Continuer son chemin, ne pas soutenir leur regard, ne pas baisser les yeux. Serrer très fort les poings dans ses poches et prier pour qu'ils ne la voient pas. Passer tout près d'eux, en tremblant. Sentir son coeur taper plus fort. Frôler un des garçons qui s'est ostensiblement mis en travers de sa route, sans accélérer le pas. S'éloigner et retrouver peu à peu son calme, au fur et à mesure qu'elle prend de la distance.

Entendre, alors qu'elle ne s'y attendait plus, la rumeur des rires mauvais. Recevoir finalement en plein coeur l'invective hostile, plus affutée que la lame d'une épée: "Hé, la grosse !".

Yoyo

Au risque de décevoir certaines d'entre vous, non, je n'affiche pas vraiment moins trois kilos au compteur. Pour la simple et bonne raison que les deux kilos envolés lors de mon séjour à la montagne avaient entre-temps été repris… Donc hier, oui, j'avais perdu un kilo. Récupéré dès ce matin.

 

Le yoyo, c'est moi. Je ne fais pas le yoyo, je suis un yoyo.

 

Mais bon, est-ce la douceur du temps, le regard amoureux de mon aimé, les bouilles de mes petits, ou peut-être aussi vos gentilles paroles ? Il se trouve qu'en ce moment, je me moque un peu de mon poids. ça aussi c'est cyclique, remarquez. Et ça reviendra peut-être. Sûrement. Mais en attendant, je profite.

Tous les ans à la même époque

Tous les ans à la même époque, la ronde se sent gonflée à bloc. Cet été, c'est sûr, elle se mettra en maillot sans problème. Et ce pour la bonne raison que dès demain elle va mettre en branle LE plan minceur de l'année, qui cette fois-ci fera ses preuves. C'en sera fini de l'angoisse avant la plage, des cuisses en feu à force de frotter l'une contre l'autre sous les jupes et des chaussures qui la blessent jusqu'au sang tant ses pieds sont gonflés.

 

Elle va se mitonner un régime aux petits oignons mais sans huile, s'occuper de son corps à grand coups de massages et d'onguents amincissants. Elle va également, sans l'aide de personne tellement elle est forte, s'astreindre tous les matins à dix minutes d'abdos fessiers. Les seules tablettes de chocolat dont il sera bientôt question à son sujet seront celles qu'elle arborera sous des tee-shirts moulants à souhait…

 

Bref, cet été sera celui de la renaissance. La ronde ne sera plus que blonde, les hommes tomberont sur son passage, les copines l'envieront et la supplieront de leur donner son secret. Elle prendra plaisir à arpenter les rues ensoleillées, faisant onduler ses hanches et sentant la caresse des robes légères et soyeuses.

 

Mais bien sûr, chaque année, la ronde remet au lendemain son programme infaillible, tant et si bien qu'au premier juillet, elle n'a pas perdu le moindre petit gramme. Les robes fantasmées resteront sur les rayons, le vieux maillot de bain noir couvrant sera ressorti du fond d'un tiroir et les escarpins de ses rêves dormiront dans leur boite encore scellée. L'été sera une succession de petites vexations et humiliations et la ronde sera bien la seule à attendre secrètement les premiers frimats.

 

Pourtant, dès le mois de mai prochain, l'espoir utopique renaîtra de ses cendres, encore plus fort et plus insensé. Peut-être est-il vital, d'ailleurs. Peut-être que le jour où la ronde cessera de rêver à cet avenir meilleur, elle en perdra le goût de vivre ?

Demain

 

Demain je fais du sport
Demain je jette les tablettes de chocolat qu'il me reste
Demain je bois enfin 2 litres d'eau par jour
Demain je ne mange rien
Demain je reprends rendez-vous avec ma nutritionniste
Demain je descend à l'arrêt de bus avant celui du boulot et je marche
Demain j'emmène mon vélo chez le réparateur pourqu'il change ce pneu crevé depuis un an
Demain j'achète du beurre allégé
Demain j'arrête le beurre
Demain je pense à serrer les fesses cinq minutes toutes les heures même si ça me donne un air constipé
Demain j'entre dans un magasin et j'essaie un pantalon
Demain je me pèse sans trafiquer la balance avant
Demain je fais cuire des tonnes de légumes que je congèlerai pour en avoir toute la semaine
Demain je ne sucre pas mon café
Demain je jette le vrai sucre et j'achète du faux

 

Demain… ah, non, demain en fait ça ne va pas être possible de commencer demain, c'est le goûter d'anniversaire des enfants, ils ne comprendraient pas que je ne goûte pas à leur gâteau. Et puis un gâteau sans chocolat et à l'aspartam, c'est pire qu'une punition, non ?

 

Après-demain, alors…

42, voire 44

Il y a deux jours, la ronde a pris son courage à deux mains. Elle est entrée dans un grand magasin avec la ferme intention de trouver un ou deux vêtements, histoire de ne pas entamer la belle saison sans quelque chose de nouveau. Le premier espace était celui d'une marque célèbre pour ses publicités mettant en scène des mères et des filles, sans qu'on sache parfois laquelle est qui…

 

Sans aucun espoir de trouver quoi que ce soit à sa taille, la marque étant également réputée pour ne pas vraiment s'intéresser aux filles pulpeuses, elle prit malgré tout le temps de caresser les étoffes fragiles, d'admirer les tuniques soyeuses et étroites, et de contempler les robes immaculées et brodées, dans lesquelles même un seul de ses seins n'aurait pu entrer. Alors qu'elle levait les yeux pour attraper un tee-shirt – seul article susceptible de lui aller – elle vit ce petit mot collé en haut d'un rayon:

 

"Nous informons nos aimables clientes que nous n'exposons que les tailles 36, 38 et 40. Pour le 42 voire le 44, nous vous conseillons de vous adresser à nos hotesses"

 

Comme on a pu déjà le constater, la ronde peut vite avoir la moutarde au nez et rapidement sentir l'énervement monter. "42, voire 44…". Ce qui la heurtait le plus, à bien y réfléchir, c'était ce "voire", l'expression d'une probabilité si faible et d'une éventualité si peu imaginable qu'il n'était presque pas utile de la mentionner. Le "voire" signifiait non seulement que la possibilité qu'une cliente réclame une telle taille était quasi nulle mais également qu'il n'y avait que très peu de chances que le magasin ait en l'occurence un tel modèle en réserve.

 

Si la ronde fulminait, alors qu'elle n'avait de toutes façons pas l'intention d'acheter quoi que ce soit, c'est qu'elle réalisait qu'elle était ce "voire", cette monstruosité, ce cas particulier.

 

Alors elle s'en alla, tournant le dos aux exquis habits qui de toute évidence n'avaient pas été façonnés pour elle. Elle pensa qu'elle ne devait pas être la première à se sentir ainsi poussée dehors par cette affichette. Les rondes dépensent en effet une telle énergie à passer inaperçues dans les rayons, que jamais au grand jamais elles n'auraient le courage d'aller réclamer du 42, voire du 44… Et le pire, se dit la ronde, c'est que les responsables du magasin le savaient bien…