Sally (fin)

Bon et bien voilà la fin… Merci pour votre lecture, c'est étrange, alors que ce n'est que pure fiction, j'ai l'impression de me livrer beaucoup plus en vous soumettant ce texte que lorsque je vous raconte ma vie. Peut-être parce qu'il s'agit là de ma "première fois", ma première tentative de mettre en mots une histoire. Et l'avoir relue me confirme qu'il est long le chemin de la perfection !!!

 

– "Anna ?". Sally ne peut réprimer un mouvement de surprise.

 

– "Oui ?", lui répond la femme.

 

-"Non… rien c'est juste que ma m…, non, rien, pardon, je suis juste un peu dans les vappes, je suis vraiment désolée, ça va aller, j'arrive dans cinq minutes".

 

-"Ok, miss, prends ton temps. Je te tutoie, hein, après tout on a presque le même âge, enfin, pas tout à fait, mais je n'arrive pas à te vouvoyer. Tu as quoi, 18 ans ?"

 

-"17 et demi", répond Anna dans un souffle.

 

-"Et moi 24 ! tu vois, on pourrait être soeurs !"

 

En guise de réponse, Sally hoche la tête timidement. Petit à petit, les pièces du puzzle semblent trouver leur place dans son cerveau embrumé. Cette voix, ce prénom… Oui, ça pourrait coller. Les cheveux sont bruns, sans une once de gris, mais ils sont raides comme ceux de… Et cette petite tache, là, près de l'oeil… Instinctivement, Sally porte la main à son visage, comme pour vérifier que son grain de beauté à elle est toujours à sa place. La petite protubérence roule sous son doigt, exacte réplique de celle de la jeune femme en face d'elle.

 

Sally sent la boule au creux de son ventre peser à nouveau. Cette femme, là, si souriante, si ostensiblement sûre d'elle et accueillante, serait donc… sa mère ? Sa mère, il y a, quoi… 20 ans ? Un peu moins peut-être… "C'est un rêve, c'est un rêve", se répète-t-elle intérieurement. La voix d'Anna la sort de sa torpeur. "Bon, allez, lève-toi, j'ai de la limonade au frais, et un reste de cake. Je vais te requinquer".

 

"Après tout, même si c'est un rêve, il n'est pas pire qu'un autre", se dit Sally, en se redressant. Et si finalement c'était l'occasion d'en apprendre un peu plus sur celle qui sera sa mère dans quelques années ? En arrivant dans la cuisine, elle reconnait le petit poste de radio. La cassette tourne, et la musique des Beach Boys emplit la pièce.

 

"She should be with me, It could set her free
Come with me, Be with me, A part of me"

 

-"ça va, la musique n'est pas trop forte ?", lui demande Anna.

 

-"Non, non, pas de problème, j'aime bien ces vieux groupes"

 

– "Hey dis-donc, la miss, tu es un peu à la masse, non ? Les Beach Boys, un vieux groupe ? Tu rigoles ! ça vient presque de sortir ! Dis… tu ne prendrais pas un peu trop de marie-jeanne, toi ?"

 

"Merde", s'engueule Sally intérieurement. "Encore une gaffe comme celle-là, et je suis direct expédiée dans les années 90, avec une mère neurasthénique, qui ne connait pour seule Marie-Jeanne que sa vieille cousine…".

 

– "Heu, oui, bien sûr, c'est… c'est cette chaleur, ça ne me réussit pas".

 

En lui parlant, Sally ne peut détacher son regard d'Anna. Celle-ci s'affaire, ouvrant et fermant les placards bruyamment, sortant les verres, la limonade et le cake. Ses pieds suivent la cadence du nouveau morceau des garçons de la plage. Sur la table, un cendrier garde les vestiges d'une cigarette pas très académique.

 

Que s'est-il passé, s'interroge Sally. Comment une fille aussi cool a pu devenir la femme rigide et coincée avec laquelle elle partage ses jours et ses nuits depuis 17 ans ? De toutes façons, cette histoire n'a ni queue ni tête. C'est un délire de pauvre fille paumée qui passe ses mercredis entre la télé, le frigo et son lit.

 

Elle est à nouveau interrompue dans ses pensées par Anna. "C'est mon fiancé qui m'a offert cette cassette. Je l'adore. Mon fiancé, je veux dire. La cassette aussi d'ailleurs ! On va se marier, bientôt. Dès qu'il aura terminé l'école normale. Il veut être professeur. Je te raconte un peu ma vie, là, hein ? Faut dire que toi, tu n'es décidément pas très loquace, alors que moi… c'est tout le contraire", pouffe-t-elle tout en coupant une part de cake. "Tiens ma grande, mange un peu. ça te fera du bien" et, joignant le geste à la parole, elle lui tend l'assiette pendant que son autre main vient se poser sur l'épaule de Sally.

 

L'adolescente frémit à ce contact. Son ventre semble d'un coup se dénouer, comme si la boule qui l'occupait se transformait soudain en une nuée de papillons. Elle voudrait ne plus jamais bouger, rester là, sous la paume d'Anna, dans cette cuisine qui sent l'herbe et le cake, avec le bruit du ventilateur qui se mèle aux voix des Beach Boys.

 

Mais la sonnette de la porte met fin à cet instant parfait.

 

"C'est la journée des visites imprévues", s'exclame Anna. Elle se dirige vers le hall d'entrée, quand Sally, prise d'une peur sourde tente de l'arrêter: "Anna, peut-être que tu ne devrais pas ouvr.."

 

Trop tard, sa mère a déjà tourné la poignée, et la porte s'entrouvre brusquement.

 

"Patrick ? Qu'est-ce que tu fais là ? Je t'ai déjà dit de ne plus venir ici. C'est terminé, tu comprends ?". Sally entend la voix d'Anna monter dans les aigüs. L'adolescente se précipite dans le vestibule.

 

Sally ne voit d'abord qu'une chaussure noire bloquant le battant, puis un homme, échevelé, le visage déformé par la colère. "Laisse moi entrer Anna. Lache cette porte, putain". La jeune femme tente de résister, mais l'homme donne un coup d'épaule sur le chambranle et finit par entrer. Anna trébuche et recule aussitôt. "Patrick, regarde toi, tu es dans un de ces états. Va-t-en, sinon j'appelle la police."

 

L'homme s'emporte. "Tu ne vas appeler personne, espèce de garce. Tu vas faire exactement ce que je te demande. Tu crois que tu peux te débarrasser de moi, hein ?". Puis, plus doux: "Je t'aime, moi, Anna, tu comprends ? J'en peux plus de ne plus te voir. Allez, viens là, viens contre moi, je t'en prie…".

 

"Arrête, Patrick, c'est fini, je te dis. J'aime quelqu'un d'autre", soupire Anna.

 

Sally est comme pétrifiée. Elle voudrait intervenir, mais elle reste plantée, à regarder cet homme manifestement ivre. La peur gagne Anna qui semble soudain toute petite.

 

"Je ne suis pas seule ici, Patrick. Va-t-en. Pour la dernière fois, va-t-en ou mon amie appelle la police".

 

"Ton amie ? Elle, là, cette gosse ? J'en ai rien à faire de cette gamine. Elle a pas intérêt à bouger. Tu m'entends, toi ?". Sally se terre contre le mur. L'homme attrape le bras d'Anna et le lui tord. Il l'attire violemment vers elle et tente de l'embrasser. Anna se met à crier. Sally ferme les yeux, elle veut repartir, loin, fuir cette scène atroce. Mais les cris de la jeune femme lui vrillent la tête. Son corps lui fait mal, comme si les mains de l'homme la frappaient elle. A chaque gémissement d'Anna, c'est un coup de couteau qu'on lui enfonce. Le bruit d'une robe qu'on déchire finit par la sortir de cet état d'hébétude. Elle bondit dans la cuisine et s'empare du couteau posé près du cake. L'homme qui lui tourne le dos ne la voit pas se jeter sur lui.

 

Elle le frappe une fois, entre les omoplates. Il se retourne et la regarde, comme étonné, presque calme, la bouche tordue de douleur. Puis il s'affaisse, lentement, en ne la quittant pas des yeux. Sally non plus ne peut lacher ces prunelles noires, se noyant peu à peu dans leurs ténèbres.

 

Subitement, elle comprend ce qu'elle vient d'interrompre.

 

Ses doigts, comme privés de leur force, lachent le couteau qui tombe, étrangement, presque sans bruit. Sally ne sent plus ses mains. Elle entend, au loin, les remerciements d'Anna étouffés par les sanglots. Puis tout devient de plus en plus flou. Le sourire de sa mère, la main sur son épaule, le transistor…

 

I can hear music, I can hear music
The sound of the city baby seems to disappear
I can hear music, Sweet sweet music
Whenever you touch me baby, Whenever you're near

 

Bercée par la voix des Beach boys, Sally s'efface.

 

Le silence se fait. Sally n'est plus.

 

Fin…

37 comments sur “Sally (fin)”

  1. Ada a dit…

    Mmmmh j’avais oublié la chute de cette nouvelle… Elle est splendide, noire à souhaits. J’adore l’idée qu’alors même que ton style littéraire balbutiait encore, tu avais déjà ce don des chutes qui font mal.

    Bravo Caro, c’est un bonheur de te lire.

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  2. Caro a dit…

    Merci Ada. Pour être balbutiant, oui, c’était balbutiant. J’ai presque un peu honte en fait. Mais en même temps, je suis partisane d’assumer jusqu’au bout ce qu’on fait, c’est la moindre des choses. Merci de ce commentaire qui me touche vraiment beaucoup.

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  3. clayre a dit…

    Bonjour Caro, je viens sur ton blog tous les jours mais je ne laisse jamais de commentaires.
    Mais là je ne résiste pas à te dire que ce texte m’a beaucoup touché. On reconnait ton style. Tu as un vrai talent pour écrire. J’ai adoré cette nouvelle bien que trop courte.
    J’adore ton blog, c’est un plaisir de te lire tous les jours.

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  4. Dawn a dit…

    Je ne m’attendais pas à une fin pareille!!! Comme dit Ada, c’est noir à souhait: j’adore! 🙂
    Merci pour l’agréable moment passé à lire cette nouvelle! A bientôt!

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  5. zézé a dit…

    très prenant! Vraiment j’ai pensé à plein d’issues mais pas à celle-ci! Bien menée donc, mais tu sais quoi, j’aurais aimé qu’elle soit plus longue! Merci Caro et bon week-end!

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  6. imane a dit…

    eh bien quel chute!!! en scénario de film , ça donnerait un mélange de stephen king , hitchcok en plus érotique.
    ça me rappelle un peu une série qui passait à la télécode cantum ou le heros faisait un bon dans le passé .
    Mais bon , faudra un realisateur vachement doué pour ne pas tomber dans le trash avec ton cheminement vers l’orgasme.(bien décrit d’ailleurs)

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  7. Altaïr - Cécile a dit…

    Merci Caro 😉

    J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, noire et surprenante à souhait…

    Cette fille qui sauve la mère en se perdant, que de symbôles…

    Pff t’es vraiment douée pour nous amener là où tu veux… et nous ceuilir par surprise 😉

    J’aime être émue comme ça.

    Bises et surtout continue d’écrire et n’oublie pas de prévenir lorsque tu seras publiée 😉

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  8. Bab's a dit…

    Je suis fan!

    Quand est ce que tu sors un livre, un vrai ??? Non pas que tes précedents ouvrages chez les courges m’aient déplus mais tu vois ce que je veux dire…

    Tu as un beau talent, il faut t’en servir!!

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  9. Ada a dit…

    Dis Caro, ne te méprends pas : ton style était bon, déjà. Mais si je le qualifie de balbutiant, c’est par rapport à ce que tu as fait depuis, pas par rapport à un jugement objectif. Le problème, c’est que tu places la barre très haut ^^
    Pas de quoi en avoir ne serait-ce que presque honte.

    Et je suis contente, je crois que c’est la première fois que je suis premier comm ^^

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  10. Caro a dit…

    Merci à tous, non, rien à voir avec Arte, comme je le disais plus tôt, cette nouvelle a en fait été écrite en classe de première. On avait comme consigne d’écrire une histoire avec un élément de science fiction. Bon, évidemment, à l’époque, il n’y avait pas la dimension masturbation. Au début de mon blog, j’ai eu envie de revenir sur cette histoire, d’autant que j’avais perdu le manuscrit écrit. Du coup, je l’ai un peu modifiée, mais l’histoire du départ est là. Voilà, je pense que si je la réécrivais aujourd’hui, elle serait probablement plus légère dans la forme mais je n’en changerais pas la fin.

    Ada, je n’ai absolument pas mal pris ton comm, au contraire, je l’ai trouvé très juste et tout et tout. Imane, j’adorais code quantum. Je ne suis pas branchée sciences-fiction mais en revanche j’aime l’idée de pouvoir revenir sur les lieux du crime… 😉

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  11. imane a dit…

    enfin , ton histoire m’intrigue quand même , est-ce une condamnation de la violence faite aux femmes , est-ce le mal-être d’une adolescente qui aurait préféré ne jamais avoir été conçue…mon esprit vagabonde depuis ce matin , pourrais-tu éclairer ma lanterne?

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  12. Caro a dit…

    Ah, Imane, je crois que c’est à la fois tout ça et rien de tout ça, c’est, je ne sais pas, le délire d’une adolescente, une réflexion sur la maternité, les origines… En fait je serais bien en mal de l’expliquer, cette histoire remonte loin, très loin et n’est en rien semblable à la mienne…

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  13. andaluz a dit…

    Bonjour,
    comme je trouve votre blog très drôle et bien fait, je me suis permit de l’ajouter a l’annuaire DMOZ.
    Merci pour ces petits billets pétillants et pleins d’humour.
    Amicalement,
    andaluz, editeur ODP

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  14. petit chaperon rouge a dit…

    Dans un registre plus léger, ta nouvelle me fait penser à retour vers le futur quand le jeune héros disparaît progressivement de la photo de famille et qu’il fait tout pour ses (futurs) parents sortent ensemble !

    Très bien écrit, on est happé par ton histoire, que dis-je, DANS ton histoire et c’est drôlement bien…

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  15. bookalicious a dit…

    Magnifique! j’adore…la fin m’a donnée des frissons. Je l’ai déjà dit et je le redis: tu ne peux pas faire un deal avec un bon journal ou un bon magazine, pour publier tes histoires? Tu sais, beaucoup de romanciers ont commencé de cette manière, à publier des nouvelles dans un journal, jusqu’à ce que le succès les pousse à réunir leurs histoires dans un roman. Notamment les célèbres chroniques de san francisco, tu sais?

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  16. anna a dit…

    bonjour, j’adore ton texte, et l’atmosphère qui s’en dégage. De plus, deux petites choses m’ont marqué, c’est que je m’appelle Anna et que quand je prends un autre prénom (délires schyzophrènes entre copines ou resquillage dans le bus…) c’est toujours Sally.Bref, ça m’a fait sourire de voir ces deux noms côte à côte.
    sinon, un moment dans le texte, quand tu écris 17ans et demi, répond Anna dans un souffle, ça ne serait pas plutôt sally qui dit ça?
    Voilà, bonne journée et à trés vite pour d’autres lectures!!

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  17. Caro a dit…

    Merci beaucoup pour ces adorables mots, ça me donne évidemment envie de continuer, même si je suis bien sûr bcp plus sévère avec moi même que vous ne l’êtes ! Anna, en effet c’est une petite erreur, je vais la corriger ! et ces coincidences sont très amusantes !

    Bookalicous, je n’ai jamais essayé de contacter des revues, mais tu sais, en même temps, entre the famous armisted maupin et moi, il y a plus qu’un océan !

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  18. Mariposa a dit…

    J’arrive un peu après tout le monde, début de week-end un peu particulier pour moi!
    Je suis hyper fatiguée et j’ai mal au crâne, du coup j’ai eu un peu de mal à suivre, mais c’est sûr que c’est très intéressant l’évolution de l’histoire : on part d’un récit dans lequel on pense rencontrer une ado avec son mal-être, sa boulimie et son début de luxure (huhu) et on en arrive à un voyage dans le temps à partir d’un cassette des Beach Boys, qui se termine en roman noir. C’est curieux et particulier, mais ça a l’avantage d’être original et ça se défend largement!
    Merci Caro!

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  19. rififi a dit…

    c’est vrai que c’est une jolie nouvelle, et la fin est très bien amenée je trouve, avec la tension qui monte.
    et puis aujourd’hui c’était la Journée Internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes

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  20. eden a dit…

    Bravo!! Sincèrement. Car même si ton style s’est (encore ) améliroé depuis, le fond est déjà là. Et arriver à transmettre tant d’émotions et de sentiments, c’est l’essentiel, ça ne s’apprend pas!

    continue surtout

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  21. Véro a dit…

    Achte ! dure la chute !!!

    Mais un sacré suspens durant toute l’histoire ! Bravo pour cette nouvelle. Mais si tu me permets une petite réflexion, il va falloir que tu relises bien ta nouvelle car outre quelques petites fautes, il y a une incohérence au moment ou Anna demande à Sally comment elle s’appelle, tu intervertis les rôles, et tu indiques que c’est Anna qui répond alors qu’à ce moment là la réplique est censée être dite par Sally.

    Sinon j’aime beaucoup te lire dans tes nouvelles, et si ça te dit, je te propose de les publier sur mon site littéraire http://www.webzine-entre-nous.co... c’est un site spécialisé dans les poèmes et les nouvelles et tes deux dernières nouvelles y ont tout à fait leur place.

    Bonne fin de dimanche
    bises
    Véro

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  22. caroline ingalls a dit…

    Merci de nous permettre de découvrir tes balbutiements d’auteure; j’ai lu d’une traite, et tu m’as tenue en haleine; j’ai aussi bien reconnu ton incroyable aptitude à mettre un trait d’humour là où l’on en attend pas forcément (le coup de la gaffe); bref, pour des débuts, j’ai trouvé ça pas mal du tout, très vivant, quasi visuel! J’en veux d’autres!!

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