Catégorie : La ronde et les enfants

Martin sauvé des eaux

Il s'appelle Martin. Il a fait son entrée dans ma vie le jour de la naissance de ma petite soeur. J'avais trois ans. Je me souviens de cette drôle de petite chose  hurlante qu'on m'a présentée ce jour là dans une maternité qui sentait l'hopital. Je me souviens que j'ai ressenti violemment qu'il allait falloir partager ma maman désormais.

Sur la route du retour à la maison, mon papa m'a alors donné Martin. Ours en peluche de son état. Un vrai ours, avec des bras et des jambes – oui, absolument, les ours ont des bras et des jambes – articulés. Et des gros yeux chocolat, en verre, tout lisses. Son pelage était doux, surtout sur le ventre.

Très vite Martin a épongé mes larmes, écouté mes histoires, assisté à mes révisions. Il était là toutes les nuits, à veiller sur moi avec ses yeux chocolat. Quand je suis partie du nid familial, vers 19 ans, Martin m'a accompagnée.

Je pensais qu'il ne serait rien d'autre alors qu'un vestige de mon enfance, un trophée, un fétiche. Mais c'est peut-être à ce moment là qu'il a été le plus fort. Et pendant ces années d'apprentissage dans des chambres de bonne minuscules, il a été inondé plusieurs fois de mes chagrins. Son ventre était toujours doux. A chacune de mes victoires il était là aussi.

Et puis j'ai grandi, vraiment. L'homme a investi les lieux et a très ostensiblement éclipsé Martin, le reléguant dans des placards toujours plus inaccessibles. En même temps, je le comprenais, je n'aurais pas supporté l'homologue féminine de Martin s'il y en avait eu une.

Quand les enfants sont nés, j'ai discrètement posé Martin au milieu des girafes, singes, éléphants et autres animaux en peluche qui peuplaient leur chambre, espérant secrètement que l'un de mes deux bouchons l'adopterait. Mais bien sûr, leur choix s'est porté sur d'autres, et c'était tant mieux. Après tout, Martin n'était l'ours que d'une seule femme. Malgré tout, c'était le nounours de maman, alors respect.

Mais, devez-vous vous interroger, pourquoi, au fait, nous parle-t-elle de Martin ?

Pourquoi ? Parce qu'hier matin, l'homme, qui est le seul être dans cette maison à se préoccuper de ranger le capharnaüm savamment entretenu par les autres habitants des lieux, s'est piqué d'emmener à la cave tous les jouets de bébés aujourd'hui délaissés. Du grand sac poubelle rempli de tout un tas d'objets non identifiés, émergeait Martin. J'ai protesté, estimant qu'il avait encore sa place chez nous, qu'on ne pouvait pas lui faire ça. L'homme a soupiré, et répondu qu'on en parlerait le soir. Mon fils lui a lancé un regard lourd de reproches et n'a rien dit.

Mais hier vers 19 heures, quand je suis rentrée, mon petit bonhomme s'est précipité vers moi et m'a entrainée dans sa chambre. Dans une ambiance de conspiration enfantine, il m'a emmenée vers son lit et soulevé sa couette. Il y avait là, planqué, Martin et ses yeux chocolat, sauvé de la cave in extremis.

"Je l'ai caché quand Papa était en train de faire pipi maman. On peut pas lui faire ça. T'inquiète pas, je m'en occupe", m'a déclaré, solennel, mon petit homme. Alors j'ai pris Martin et son sauveur et je les ai serré fort. Et je me suis sentie toute petite devant tant d'héroisme.

La mangue parfaite

Elle était parfaite. La couleur d'abord. D'un orange doré inimitable. Et puis l'apparence, lisse, juteuse sans être spongieuse. La présentation était soignée, chaque moitié était précoupée, quadrillée comme un damier. C'était une mangue parfaite. A la fois douce et adiculée en bouche, fondante sans qu'aucun filament ne vienne se coincer dans nos dents. Oui, ce mercredi là, ma fille, mon fils et moi, nous avons mangé la mangue idéale. "La meilleure du monde", comme l'ont immédiatement baptisée les enfants.

C'était il y a longtemps, peut-être un an. Depuis, tous les mercredis, on tente de la retrouver. On part à la chasse aux mangues parfaites. Le rituel est toujours le même. Vers 12h30, on se rend, munis de crayons et de feuilles de papier, dans notre petit restaurant vietnamien préféré, juste à coté. On commande toujours la même chose, des nems pour mon fils, du riz cantonnais pour ma fille et un bo-bun pour moi. En attendant les plats, les enfants dessinent des princesses et des spiderman. Moi je fais des "ah" et des "oh" tellement c'est beau, et puis je rêvasse. Parfois aussi on parle, des copains, de Jean-Thomas le mytho qui cette semaine est un espion, d'Aïcha qui est devenue gentille, de Jade qui est trop forte à la corde à sauter ou de Théophile qui s'est fait baisser le pantalon à la récré, la honte.

On mange assez vite nos plats, qui ont le grand mérite d'avoir toujours le même goût. Ensuite, je pose toujours la même question, comme si le doute était possible: "On prendrait pas une mangue ?". Et immanquablement bien sûr, on commande le fruit chéri, avec trois cuillères s'il vous plait.

Quand elle arrive, on la jauge, chacun y va de son commentaire. Trop jaune, trop blanche, elle n'a pas l'air mure, elle est à point on dirait… Puis on attrape le premier morceau. Dès la première bouchée, le verdict tombe. Bonne mais pas assez sucrée, un peu fadasse, trop filandreuse, pas assez de jus, presque parfaite. Quelques fois, on se rapproche de notre idéal, de notre référence ultime, la mangue étalon, la meilleure du monde. La dernière fois, on était à deux doigts de décréter qu'on y était, mais finalement non, un poil trop acide. 

Je crois qu'on sait, eux et moi, au fond de nous, qu'on ne la retrouvera jamais. Je crois même qu'on sait que certaines des dizaines de mangues goûtées depuis étaient peut-être aussi bonnes voire meilleures. Mais voilà, elles n'y peuvent rien, la fameuse, la meilleure mangue du monde, est devenue un souvenir d'enfance.

Et qui peut rivaliser avec un souvenir d'enfance ?

Mère en manque

Depuis quelques jours, mes petits ont pris leurs quartiers d'été. Ne pas dire la sensation de liberté qui en découle serait un mensonge éhonté. Ne plus se sentir pressé le soir de rentrer. Décaler l'heure de réveil d'une heure au moins. N'avoir que soi à habiller, laver, coiffer. Même, oui, même, n'avoir que soi ou l'homme à écouter… Parce que deux enfants de six ans, ça parle. Tout le temps. Leur gémellité n'y est pas pour rien, il faut trouver sa place – toujours cette question de place -, pousser l'autre pour s'y mettre, raconter en premier, mieux, plus, plus fort, plus vite. Alors oui, au risque de passer pour une mère indigne, je l'avoue, je me repose. Je goûte ce silence. Je n'en reviens pas de pouvoir sur un coup de tête filer au cinéma, prendre un verre en terrasse ou manger trois bricoles sur un coin de table en regardant la télé.

Mais parfois, je sens au creux de mon ventre, le manque. Violent, imprévu, il arrive sans sommation. C'est un mélange de panique irraisonnée qu'il leur soit arrivé malheur et de besoin charnel de plonger mon visage dans leur cou pour respirer les effluves délicieux de leur cuir chevelu mouillé de sueur.

mariuscorse  loucorse

Un manque animal, tactile et charnel. Qui passe. Mais me rappelle à la réalité: ils sont sortis de moi il y a six ans. Ils sont sortis pour toujours, m'échapperont, s'envoleront. Mais personne ne pourra effacer de ma mémoire la douceur de leur peau d'enfant et l'odeur de leurs cheveux.

« Sous le pont Mirabeau »

Hier, ma cocotte est allée sur les bateaux mouches avec sa classe. Mon fils, lui, est resté à l'école, dégouté. Le soir, ma fille, surexcitée, m'a assaillie d'un flot de paroles dès mon arrivée:

(voix hyper aigüe) Maman, maman, tu sais quoi ? Sur le bateau mouche j'ai vu la tour eiffel en entier. Et puis aussi tous les bâtiments de Paris. Et le musée d'Orsay, et et et…

Plus la tête de son frère s'allongeait, plus la punaise en rajoutait.

– J'ai aussi vu le plus vieux pont de Paris. Et aussi, le Pont Neuf. Qu'est pas neuf du tout d'ailleurs. Et encore des ponts, des ponts, des ponts…

Là, abattu, son frère l'interrompt et avec une pointe d'angoisse dans la voix, lui demande dans un soupir:

-T'as même vu le pont d'Avignon ?

Foot et femmes

Hier, je regardais le match avec cocotte, fiston et baby-sitter, restée pour ne pas en perdre une miette. Oui, j'avoue, moi la ronde allergique au sport, j'aime – en vrai j'adore – regarder l'équipe de France. Je me permets même, moi qui n'ai pas piqué un sprint depuis des lustres et qui dépasse de quelques années la moyenne d'âge de cette équipe, de critiquer leur manque de jambes ou de moquer leur grand âge.

Enfin bref, on regardait, au départ enthousiastes, puis petit à petit complètement désabusés par la médiocrité du jeu, quand mon fils, chair de ma chair, nous interpella avec le plus grand sérieux:

"Je veux pas dire, mais quand même, je trouve qu'il n'y a pas beaucoup de filles, dans cette équipe…"

Le plus beau, c'est qu'il semblait évident pour lui qu'un lien de cause à effet existait entre ce constat et la nullité du résultat.

Peut-être n'ai-je pas tout raté ?

Aïcha

Maman, tu sais combien d'enfants vivent dans la maison d'Aïcha ? Treize ! Tu te rends compte ? Y'a ses frères et soeurs et aussi des cousins. Et y'a que deux chambres dans sa maison !

Maman, Aïcha, elle dort tout le temps à l'école. La maîtresse elle dit que c'est parce qu'elle dort pas assez chez elle. Aïcha elle m'a expliqué que c'est compliqué de dormir avec tous les autres enfants dans sa chambre.

Maman, Aïcha, je l'aime bien, mais y'a des jours où elle me fait mal à force de me tenir par le cou. Je lui dit d'arrêter et de juste me donner la main mais elle dit qu'elle peut pas s'empêcher de me prendre par le cou, parce qu'elle m'aime trop. Mais moi j'en ai marre. En plus elle veut pas que je joue avec mes autres copines.

Maman, Aïcha elle veut que je l'invite. Mais moi j'ai pas très envie.

Maman, Aïcha elle a eu très peur à la piscine parce que devine quoi ? Elle était jamais allée dans l'eau.

Maman, Aïcha elle raconte que bientôt elle va aller habiter chez Marine dans sa maison et que Marine elle habitera dans la maison de la famille d'Aïcha. Tu crois que c'est vrai ?

De mère en fille

Au square, ce matin, ma fille se suspendait à une barre parallèle et tentait de se hisser en tirant sur ses bras. Sous l'effet de la tension, ses muscles se sont tendus, Sous ses épaules, deux petites pommes dures sont apparues bougeant au fur et à mesure de ses mouvements.

En regardant son corps nerveux et fuselé se balancer, je me suis surprise à me réjouir de la voir si svelte.

"Avec un peu de chance, elle ne connaitra pas les affres d'une enfance trop ronde. Avec un peu de chance, elle ne pleurera pas le soir en pétrissant son ventre. Avec un peu de chance, cet obstacle là lui sera épargné", me disais-je.

Je sais que tout ceci est chimère. On ne peut pas empêcher ses enfants de pleurer. Et puis je sais aussi que si je me réjouissais ce matin, ce n'était pas que par altruisme maternel. Il y avait beaucoup de vanité et d'orgueil dans cette contemplation satisfaite. Cette si jolie fillette, après tout, n'est pas sortie de nulle part, pensais-je aussi…

Les enfants portent toujours en eux les rêves brisés de leurs parents. Je voudrais tant que cela ne soit pas vrai, je voudrais tant ne pas lui souhaiter la minceur éternelle uniquement pour conjurer mes traumatismes enfantins…

Petit homme

Ce soir, je touillais de la viande hachée en train de griller dans une poêle, sous l'oeil attentif de mon fils, apprenti cuisinier en herbe. Alors que je venais de lui refuser le droit de mélanger à son tour pour cause de plaque trop chaude, il a eu cette phrase magnifique: "Tu sais maman, je crois que je préfère que ce soit moi qui me brûle plutôt que toi".

Plus que ses mots, c'est le ton presque douloureux qu'il a eu pour les prononcer qui m'a saisie. Comme si cette constatation le bouleversait autant, peut-être même plus que moi. Comme s'il prenait soudain conscience que ma douleur lui serait réellement insupportable. Comme s'il réalisait que cet amour presque sacrificiel portait en lui une part de souffrance inévitable.

Petit homme, si tu savais comme moi aussi je préfèrerais dix mille fois mettre ma main au feu plutôt qu'une simple étincelle ne t'atteigne…

Devoir de mémoire

La nuit dernière, ma cocotte a fait un cauchemar. Pas juste un mauvais rêve, non, un de ces cauchemars qui vous laissent en sueur dans vos draps trempés, le coeur battant la chamade et l'angoisse plantée en plein ventre. Un de ceux sur lesquels la magie d'un verre d'eau n'opère pas, pas plus que les calins d'une maman ensommeillée. Un vilain songe vicieux qui revient dès que les paupières se referment.

Après nous être réveillés trois fois, nous l'avons calée entre nous deux – ouh, c'est mal – deux parents épuisés sachant que même les plus odieux rêves d'enfants ne résistent tout de même pas aux gardiens farouches et belliqueux que sont un papa et une maman en manque de sommeil.

Le lendemain, ma fille ayant réussi à retrouver son calme, a réussi à me raconter le fameux cauchemar. "Il y avait ce monsieur très méchant, tu sais maman, qui voulait m'emmener loin d'ici pour me prisonnier et me tuer, avec plein d'autres enfants. Tu sais, "Adof Hiter"".

Adof Hiter… J'ai tout de suite mieux compris sa terreur nocturne. Moi même je n'apprécierais pas trop que le bonhomme vienne me rendre visite en pleine nuit.

Une question tout de même: pourquoi Adof Hiter ? A ma connaissance la seconde guerre mondiale ne fait pas encore partie du programme de troisième année de maternelle. L'explication est en réalité très simple. Il y a deux jours, alors que j'étais à Berlin  (!), une cérémonie du souvenir a été organisée dans l'école maternelle, en hommage aux nombreux enfants disparus pendant la rafle du Vel d'Hiv. Après la pose d'une plaque commémorative, les enseignants ont tenté d'expliquer ce qui était arrivé à ces petits. Sans se douter qu'"Adof Hiter" occuperait beaucoup de place dans la tête de leurs jeunes élèves…

J'ai bien tenté d'expliquer à ma fille que le monstre était mort et qu'il ne risquait pas de revenir de sitôt. Se souvenir était bien sûr essentiel, mais il ne fallait plus avoir peur. Terminé ma biche, on n'y pense plus, rideau. Elle m'a regardée perplexe, puis m'a lancé:

"Alors pourquoi ma maitresse nous a dit que si on n'y pense plus ça risque de se reproduire ?"

A ce moment là j'ai compris qu'elle s'efforçait, depuis la pose de la plaque, de garder tous ces enfants morts à l'esprit, de peur que l'histoire ne se répète…