Catégorie : Instants douloureux et petites humiliations

Petit palmarès des humiliations

Petit palmarès des humiliations de rondes…

 

– Se voir proposer une place assise dans le bus par une personne bien intentionnée qui pense que tu es enceinte (déjà développé plus bas dans "transports en commun")

 

– Dans le même genre, un ami que tu n'as pas vu depuis longtemps pose la main sur ton ventre et te lance "toi, soit tu as mangé trop de chocolat  soit tu nous fais un petit !"… En règle générale, tu as VRAIMENT mangé trop de chocolat. Ou même pas…

 

– Se faire traiter de grosse par des crétins dans la rue

 

– Se faire traiter de grosse par des crétins dans la rue, en présence de collègues ou amis

 

– Se faire traiter de grosse par des crétins dans la rue, alors que tu es accompagnée de ton amoureux.

 

– Sentir, en plein milieu de la journée, ton pantalon, un des seuls que tu parviens à fermer, craquer à l'entrejambe. Savoir que le reste de cette journée va se passer à tenter de cacher la déchirure immonde…

 

– S'asseoir dans une chaise longue et entendre le bruit significatif d'une toile qui se déchire…

 

– Dans le métro, voir ton voisin ou ta voisine se lever pour s'asseoir ailleurs en soupirant bien fort, histoire de te faire comprendre que tu prends trop de place.

 

– S'entendre dire dans une boutique de fringues: "désolée, on n'a pas votre taille", avant même d'avoir essayé quelque chose.

 

– Ne pas arriver à effectuer les quart des mouvements dans un cours d'abdos fessiers pour retraités.

 

– Surprendre le regard réprobateur d'un passant alors que tu dégustes une glace dans la rue

 

Je n'ai pas enduré toutes ces situations, mais tout de même… quelques unes. Racontez-moi, si le coeur vous en dit, vos humiliations, que vous soyez ronde ou non. D'ailleurs, plus j'y réfléchis et plus je me dis que ronde, c'est avant tout un état d'esprit. Serait-on toujours la ronde de quelqu'un ? Pourquoi le regard des autres est-il parfois si cuisant ?…

Transports en commun

Se voir céder une place assise dans le bus ou le metro par une personne plus âgée au motif que cette dernière la croit enceinte, figure dans le palmarès des situations humiliantes pour une ronde.

 

Dans ce cas, plusieurs possibilités s'offrent à elle. La première consiste à refuser d'un air offusqué cette généreuse proposition. Inconvénient: comprenant qu'elle n'est donc pas enceinte, les témoins de la scène se disent qu'en plus d'être grosse, la ronde est vraiment très désagréable. Deuxième cas de figure: elle décline l'invitation, faisant mine d'être néanmoins touchée de cette intention. Elle laisse ainsi planer le doute sur son état, sous-entendant qu'elle est peut-être enceinte, mais qu'elle n'éprouve pas pour autant le besoin de s'asseoir. En général personne n'est dupe et sa propension dans ces cas là à rougir violemment achèvent de convaincre tout un chacun.

 

Il reste une troisième option. Accepter la place avec un sourire reconnaissant, en poussant même le vice à porter la main au ventre d'un air entendu. Là au moins l'honneur est sauf. Mais la ronde n'en est pas pour autant moins blessée. Elle peut tromper le bus entier, mais elle, elle sait.

 

A bien y réfléchir, la ronde est capable d'endurer ce type de situation, en faisant appel à son fameux sens de l'autodérision. Le problème, c'est qu'un jour ou l'autre, une personne se lève pour lui laisser la place, alors qu'elle est accompagnée de l'homme. Et là, vraiment, le mot honte prend tout son sens.

La meilleure ennemie

La ronde traverse des périodes durant lesquelles elle sacrifie tous les jours au rituel de la pesée. Chaque détail revêt alors une importance considérable. Après un pipi matinal censé la délester de quelques grammes, elle s'enferme ensuite dans la salle de bains. Il faut bien sûr qu'elle soit totalement nue, on n'a pas idée de ce que peut peser une chemise de nuit ou une paire de chaussettes. Elle vérifie ensuite que l'aiguille est bien en face du zéro. Les jours où elle sent que le résultat de l'exercice ne sera pas très concluant, elle triche un peu et déplace l'aiguille de quelques millimètres, juste avant le zéro – ce qui explique en général le décalage avec la balance du nutritionniste agressif (voir plus bas).

Il est également exclu de monter bêtement sur la balance, d'un coup, et de regarder le poids qu'elle indique. La ronde se fait la plus légère possible et pose ses pieds l'un après l'autre en prenant appui sur le lavabo. Petit à petit, elle cesse de retenir son corps, de façon à ce que l'aiguille progresse le plus lentement possible, et, qui sait, s'arrête avant le chiffre fatidique maximum. Chiffre que bien sûr, elle n'avouerait que sous la torture, et encore. Pendant cet instant pénible et douloureux, la ronde n'admet aucune intrusion dans son antre. Parler lui est même impossible, elle a l'impression que cela pourrait la faire peser plus lourd. L'homme, qu'elle soupçonne de le faire exprès, choisit bien sûr ce moment, soit pour entrer sans prévenir et interrompre le rituel, soit entammer une conversation de la plus haute importance derrière la porte, lorsqu'elle a pris soin de fermer le loquet. Dans ce cas, il lui faut tout recommencer, chaque étape n'ayant pas été religieusement respectée. La ronde est lucide, elle souffre du TOC de la balance.

 

Si le cérémonial est aussi fondamental, c'est parce que l'issue influencera toute la journée.

 

Quelques grammes de perdus et le ciel de la ronde s'éclaircit. L'humeur est au beau fixe, les habits choisis sont comme par magie plus seyants. Tout lui sourit, tout sera plus facile pour elle ce jour là, puisque oui, à cet instant, la ronde s'aime un peu.

 

Quelques grammes de gagnés et tout s'effondre. Le pantalon la serre et l'homme ne l'aime plus, elle le sent. Le dossier qu'elle a rendu la veille à son boss est sûrement bon à jeter et d'ailleurs, elle ne serait pas étonnée d'être bientôt sur la sellette. Si elle s'écoutait elle retournerait se coucher. En tous cas, ce qui est sûr et certain, c'est qu'aujourd'hui, elle ne mangera rien.

La vendeuse

(Voir "La Cabine", avant)

Il est 13h. Pour Chloé, vendeuse dans un magasin branché du marais à Paris, c'est l'heure de la pause. Et ce n'est pas trop tôt. La matinée a été longue, les gens n'en finissaient pas d'entrer, de sortir, d'essayer et de reposer les vêtements. Chloé n'en pouvait plus de plier et replier ces pulls en cachemire tellement fins qu'ils glissent entre les doigts. Elle en a marre de ces clientes jamais contentes, à qui il faut assurer que non, ce modèle n'existe plus en gris souris et que si, ce bleu taupe leur va à merveille. Assez aussi de remettre inlassablement sur leurs cintres les chemises que certaines filles font tomber sans les ramasser. Tiens comme celle-là, ce matin, la boulotte cramoisie qui a accroché tout le portant en allant vers les cabines d'essayage. Complètement idiote d'ailleurs. Quand Chloé lui a proposé de l'aider, elle a bafouillé trois mots et refusé. Elle est finalement repartie avec ce pantalon qui de tout évidence ne lui ira jamais. Les tailles basses, ce n'est pas fait pour les filles aux hanches larges, c'est tout.

Après tout tant pis pour elle, elle n'avait qu'à lui demander. En même temps, si elle veut vraiment être honnête, Chloé doit bien reconnaître qu'elle a été sèche avec elle. Il faut dire qu'avec les grosses, elle n'y arrive pas. Chloé ne saurait pas trop expliquer pourquoi. Elle éprouve un mélange de dégoût et d'envie pour ces filles plantureuses qui s'aventurent dans sa boutique où les tailles dépassent rarement le 40. Elle doit bien admettre qu'elles sont courageuses, parce que franchement, rien n'est fait pour elles, ici. Entre les tops super courts et les pantalons cigarettes, les robes transparentes et les vestes cintrées, Chloé a bien du mal à leur dénicher quelque chose qui pourrait leur convenir. Mais quand elles sortent de la cabine, engoncées et boudinées, Chloé n'y peut rien, ça l'écoeure. C'est toute cette graisse exhibée, ça la met mal à l'aise.

Et pourtant, secrètement, elle les envie. Ces filles là, elles ne se privent de rien, pour être aussi grosses. Elles ne se crèvent sûrement pas pendant leurs jours de congés à enchaîner abdos-fessiers et cardio-training dans des salles qui puent la sueur. Tous ça pour entrer dans ce jean taille 34 que Chloé est obligée d'enfiler le matin pour travailler. On le lui a bien dit à l'entretien d'embauche: "votre minceur est un atout. Mettre nos vêtements en valeur fait partie de votre boulot. Tachez de ne pas grossir, ici on veut des vendeuses qui donnent envie d'acheter". Alors les grosses qu'elle voit s'engouffrer dans la boulangerie en face et ressortir avec des gâteaux dont elle ne se rappelle pas le goût, elle les déteste et les jalouse.

 

Si elles pensent qu'elle ne remarque pas leurs regards haineux lorsqu'elles entrent dans son magasin! Elle sait qu'elle est pour elles un objet de convoitise. Mais qu'est-ce qu'elles croient ? Que ses jambes fuselées et son ventre plat sont des cadeaux de la nature ?

 

Perdue dans ses pensées, Chloé n'a pas vu que le temps passait."Allez, arrête de penser à cette fille", se reprend-elle. "Pendant que tu regrettes de l'avoir regardée de haut, elle est sûrement en train de se baffrer quelque part, alors que toi, tu vas manger une pauvre salade sans sauce en cinq minutes". Chloé passe devant la boulangerie. Les éclairs au chocolat bien alignés lui font de l'oeil, rendant l'idée de la salade encore plus déprimante. "Après tout, pourquoi pas", se dit elle. Pour une fois… L'éclair fond dans la bouche, la crème chocolatée tapisse son palais. Chaque bouchée est un délice, même si un petit arrière goût de culpabilité gache un tout petit peu son plaisir.

 

La pause est presque finie. Chloé se presse, il lui reste une dernière chose à faire. Elle entre dans le magasin. Personne n'est encore revenu. Chloé entre dans les toilettes. Elle remonte la lunette, se penche en deux et enfonce ses doigts dans sa gorge. L'éclair ne tarde pas à ressortir, il n'était pas bien loin. Chloé vomit en silence, en professionnelle. C'est à peine si quelques larmes tombent dans les toilettes. "Qu'est-ce qu'elle croient, hein ? qu'est ce qu'elles imaginent ?".

La sortie de l’eau

La distance la plus longue à parcourir pour une ronde est, sur une plage, celle qui relie la mer à sa serviette de bain. L'aller – de la serviette à la mer – est pénible mais possible. Le maillot est ajusté, fruit d'un long travail de préparation. Les cheveux sont encore secs, ils flottent dans le vent marin. La ronde espère que les regards se focaliseront sur eux. Les filles enveloppées adorent leurs cheveux, seule partie du corps qui jamais ne grossit. Et puis l'attrait de la mer est le plus fort. Une fois dans l'eau, le miracle s'opère, le poids disparait, avec lui s'envolent pour un temps les complexes. Dans la mer, les seins oublient momentanément la loi de la pesanteur et pointent vers le ciel. Leur optimisme est contagieux, et la ronde se surprend à se trouver belle et voluptueuse. Certes, il ne faut pas négliger l'effet loupe de l'eau. Mais la mer est souvent trouble, grâce lui en soit rendue.

 

Malheureusement, l'heure arrive où il faut sortir. Et à force d'avoir attendu, forcément, les autres ont regagné leurs paréos et semblent attendre le grand moment, le supplice de la ronde. Dès l'instant où la moitié du corps n'est plus immergée, le poids reprend ses droits. Les seins perdent leur confiance en eux et regardent à nouveau les pieds. Si le maillot est un peu trop grand, alors lui aussi décide de se plier à cette fameuse loi de la pesanteur. Il pendouille de partout, entraînant avec lui les bourrelets. S'il est trop petit, ça n'est pas mieux, une fois mouillé, l'effet galbant cède la place à l'effet boudinant. Ne pouvant plus reculer, la ronde entame sa longue traversée du désert jusqu'à la serviette. Ses main vont du ventre aux seins, essayant de cacher ce qui déborde. Les cheveux, ses indéfectibles alliés, sont collés à son cou et ne peuvent plus rien pour elle. La démarche est lourde et mal assurée, et même si l'envie de courir est forte, la ronde résiste. Courir signifie mettre en mouvement des parties de son corps qu'elle préfère voir immobiles. Une fois l'objectif atteint, il faut alors se saisir le plus élégammment possible de la serviette, ce qui en soi est un défi. Si elle plie les genoux, le ventre se plisse. Si elle se casse en deux, ce sont les fesses qui s'émancipent et le décolleté qui plonge. Quelque soit la méthode utilisée, l'instant est critique. Mais la ronde finit par disparaitre dans son drap de bain. La sensation de soulagement est difficile à décrire. Ce tissu est un rempart contre tous ces regards qui brûlent chaque parcelle de peau nue. Elle jurerait presque que les autres lui sont reconnaissants de leur épargner la vue de ce corps qu'elle pense immonde.

 

Une fois la panique dissipée, la ronde retrouve un peu de sa lucidité. Elle réalise alors la plupart du temps que personne, mais alors personne, ne l'observait. Et si le regard le plus cruel était le sien ?

La cabine

l y a des périodes où il m’est impossible d’entrer. Le simple fait de regarder les vitrines est douloureux. Et puis il y a les jours fastes, quand l’aiguille hésite et passe en dessous du poids maximum. Alors je me risque parfois à franchir le pas de la porte. Je m’arrange pour passer derrière une autre, en espérant qu’Elle ne me verra pas. Elle, la vendeuse. Redoutée, jalousée, souvent haïe. Elle est tour à tour méprisante, condescendante, presque insultante parfois. Rarement gentille. Pourtant je ne lui demande que ça, moi. Un sourire, même désolé, me suffirait. Elle mesure souvent plus d’1m70 et n’a jamais prié pour que l’aiguille de sa balance ne passe pas au dessus du maudit chiffre. Elle déambule telle un chat dans son territoire, jaugeant la clientèle, choisissant celles qu’elle adoubera, avec lesquelles elle se fera cajoleuse, et flatteuse. Avec elle, les girondes, grosses ou enveloppées n’ont aucune chance. Elles peuvent espérer l’indifférence ou redouter son jugement définitif : « désolée, nous n’avons pas votre taille ». Le portrait est rapide. Mais voilà, selon moi, l’univers féminin se partage en deux : les grosses et les autres. Enfin, parfois je suis plus subtile. Mais jamais quand je suis dans le saint des saints, la boutique de fringues.

 

A l’intérieur, je regarde les habits. Enfin, pas vraiment. Les tailles. 42, 44, parfois 46. Si je suis seule, si elle ne me regarde pas, et si l’humeur est favorable, alors je sélectionne deux trois choses et je pars le plus discrètement possible en cabine. L’envie d’être invisible est forte. Mais quand on est grosse, on n’est pas invisible. L’empressement me rend plutôt maladroite. En me faufilant entre les rayons, j’accroche un ou deux cintres et des vêtements en tombent bruyamment. C’est à cet instant qu’elle intervient, l’air pincé, ostensiblement inquiète pour le pantalon que je m’apprête à essayer.

 

– Je peux vous aider ? – Non, merci, je regarde, euh… je vais essayer un ou deux trucs – Je vois. N’hésitez pas à me demander, si la taille ne va pas. – Oui, oui, d’accord, merci, je… je…

 

Le processus est en marche. J’oublie que j’ai plus de trente ans et que je ne suis coupable de rien. Je me transforme en une pauvre petite fille balbutiante, confuse et honteuse d’avoir osé entrer. J’ai dix ans, peut-être moins, et je me retrouve avec ma mère, dans un autre magasin, avec les mêmes angoisses. Souvent, à ce moment là, je décide d’acheter ce pantalon ou autre vêtement sans même l’avoir essayé, juste pour partir le plus vite possible. En payant, je guette un signe de reconnaissance. Mais Elle ne me le donne pas. Jusqu’au bout, je suis une intruse. Elle sait que je ne le mettrai pas, et je crois l’entendre rire avec ses collègues.

 


Parfois, armée d’un peu plus de courage, je pénètre dans la cabine, en priant pour qu’une glace s’y trouve. Sinon, il faut sortir et s’exposer à ses regards ou ceux des clientes légitimes, les minces. Je me déshabille et je commence à sentir les premiers signes de détresse. Ici, tout est plus blanc, tout est plus gros. Les cabines les pires sont celles entièrement tapissées de miroirs. On peut y vérifier qu’on est grosse de face, mais aussi de dos. Et de côté.

 

Je commence à enfiler le pantalon. Si je le ferme, le plus souvent, je ne cherche même pas à savoir s’il me va bien. Je me rhabille et je l’achète. Il sera toujours temps de se demander s’il est beau. Et puis de toutes façons, un pantalon en taille 44, est-ce vraiment fait pour être beau ?

 

Mais la plupart du temps, ça commence à coincer au niveau des genoux. Chaque seconde qui passe, chaque centimètre gagné est alors une lutte perdue d’avance contre la graisse. Je sais, c’est indécent de souffrir pour ça. Pourtant, la douleur est réelle.

 


Petite, dans les cabines d’essayage, ma mère tirait toujours le rideau avant que j’aie fini de m’habiller. Tout le monde pouvait alors me contempler, boulotte et cramoisie, la jupe baissée et la chemise étriquée – « on n’a pas plus grand », lançait alors la vendeuse à ma mère, dont la gène et la honte me sautaient à la gorge. Aujourd’hui, elle ne vient plus avec moi, dieu merci, mais je suis toujours aussi cramoisie dans ma cabine. Et les larmes coulent silencieusement, lorsque je dois me rendre à l’évidence : il manque dix bons centimètres pour que le bouton rejoigne sa boutonnière. Alors je repars aussi vite que je suis entrée, ravalant mon chagrin. Il y a deux mondes, celui des minces et celui des grosses. C’est indécent, superficiel, indigne d’une fille plutôt pas idiote d’en être convaincue. Mais c’est bien mon intime conviction, depuis que je suis en âge de voir mon reflet dans une glace.