l y a des périodes où il m’est impossible d’entrer. Le simple fait de regarder les vitrines est douloureux. Et puis il y a les jours fastes, quand l’aiguille hésite et passe en dessous du poids maximum. Alors je me risque parfois à franchir le pas de la porte. Je m’arrange pour passer derrière une autre, en espérant qu’Elle ne me verra pas. Elle, la vendeuse. Redoutée, jalousée, souvent haïe. Elle est tour à tour méprisante, condescendante, presque insultante parfois. Rarement gentille. Pourtant je ne lui demande que ça, moi. Un sourire, même désolé, me suffirait. Elle mesure souvent plus d’1m70 et n’a jamais prié pour que l’aiguille de sa balance ne passe pas au dessus du maudit chiffre. Elle déambule telle un chat dans son territoire, jaugeant la clientèle, choisissant celles qu’elle adoubera, avec lesquelles elle se fera cajoleuse, et flatteuse. Avec elle, les girondes, grosses ou enveloppées n’ont aucune chance. Elles peuvent espérer l’indifférence ou redouter son jugement définitif : « désolée, nous n’avons pas votre taille ». Le portrait est rapide. Mais voilà, selon moi, l’univers féminin se partage en deux : les grosses et les autres. Enfin, parfois je suis plus subtile. Mais jamais quand je suis dans le saint des saints, la boutique de fringues.
A l’intérieur, je regarde les habits. Enfin, pas vraiment. Les tailles. 42, 44, parfois 46. Si je suis seule, si elle ne me regarde pas, et si l’humeur est favorable, alors je sélectionne deux trois choses et je pars le plus discrètement possible en cabine. L’envie d’être invisible est forte. Mais quand on est grosse, on n’est pas invisible. L’empressement me rend plutôt maladroite. En me faufilant entre les rayons, j’accroche un ou deux cintres et des vêtements en tombent bruyamment. C’est à cet instant qu’elle intervient, l’air pincé, ostensiblement inquiète pour le pantalon que je m’apprête à essayer.
– Je peux vous aider ? – Non, merci, je regarde, euh… je vais essayer un ou deux trucs – Je vois. N’hésitez pas à me demander, si la taille ne va pas. – Oui, oui, d’accord, merci, je… je…
Le processus est en marche. J’oublie que j’ai plus de trente ans et que je ne suis coupable de rien. Je me transforme en une pauvre petite fille balbutiante, confuse et honteuse d’avoir osé entrer. J’ai dix ans, peut-être moins, et je me retrouve avec ma mère, dans un autre magasin, avec les mêmes angoisses. Souvent, à ce moment là, je décide d’acheter ce pantalon ou autre vêtement sans même l’avoir essayé, juste pour partir le plus vite possible. En payant, je guette un signe de reconnaissance. Mais Elle ne me le donne pas. Jusqu’au bout, je suis une intruse. Elle sait que je ne le mettrai pas, et je crois l’entendre rire avec ses collègues.
Parfois, armée d’un peu plus de courage, je pénètre dans la cabine, en priant pour qu’une glace s’y trouve. Sinon, il faut sortir et s’exposer à ses regards ou ceux des clientes légitimes, les minces. Je me déshabille et je commence à sentir les premiers signes de détresse. Ici, tout est plus blanc, tout est plus gros. Les cabines les pires sont celles entièrement tapissées de miroirs. On peut y vérifier qu’on est grosse de face, mais aussi de dos. Et de côté.
Je commence à enfiler le pantalon. Si je le ferme, le plus souvent, je ne cherche même pas à savoir s’il me va bien. Je me rhabille et je l’achète. Il sera toujours temps de se demander s’il est beau. Et puis de toutes façons, un pantalon en taille 44, est-ce vraiment fait pour être beau ?
Mais la plupart du temps, ça commence à coincer au niveau des genoux. Chaque seconde qui passe, chaque centimètre gagné est alors une lutte perdue d’avance contre la graisse. Je sais, c’est indécent de souffrir pour ça. Pourtant, la douleur est réelle.
Petite, dans les cabines d’essayage, ma mère tirait toujours le rideau avant que j’aie fini de m’habiller. Tout le monde pouvait alors me contempler, boulotte et cramoisie, la jupe baissée et la chemise étriquée – « on n’a pas plus grand », lançait alors la vendeuse à ma mère, dont la gène et la honte me sautaient à la gorge. Aujourd’hui, elle ne vient plus avec moi, dieu merci, mais je suis toujours aussi cramoisie dans ma cabine. Et les larmes coulent silencieusement, lorsque je dois me rendre à l’évidence : il manque dix bons centimètres pour que le bouton rejoigne sa boutonnière. Alors je repars aussi vite que je suis entrée, ravalant mon chagrin. Il y a deux mondes, celui des minces et celui des grosses. C’est indécent, superficiel, indigne d’une fille plutôt pas idiote d’en être convaincue. Mais c’est bien mon intime conviction, depuis que je suis en âge de voir mon reflet dans une glace.