Hier, ça a fait un an. Un an de blog. Depuis quelque temps
je me demandais ce que je ferais pour mes un an. Un billet très
spécial, un truc qui pète, qui ferait date quoi. Un vrai truc de miss.
Et puis… Et puis j'ai oublié. Faut le faire, non ? En même temps, à
bien y réfléchir, cette histoire de pièce de théâtre, dans le genre
cadeau d'anniversaire, je me demande si ça n'est pas ce qui se fait de
mieux. Alors voilà, je n'en ferai pas plus. Ah, si. Pour marquer le
coup, voici le premier billet de "Pensées d'une ronde". C'est avec ce
texte que tout a commencé. C'est parce que je ne savais pas quoi en
faire que j'ai décidé d'ouvrir un blog. A le relire, je crois que je ne
l'aime plus trop. Aujourd'hui, je ne l'écrirais pas comme ça. Il serait
moins triste pour la bonne raison que je suis moins triste. Pas plus
mince – au contraire – pas mieux foutue. Pas beaucoup plus à l'aise
dans un magasin de fringues. Mais juste plus légère. Et ça, c'est grâce
à vous. Alors voilà, j'espère qu'on va faire encore un petit bout de
chemin ensemble. Je fais aussi un petit clin d'oeil à Mlle Vie, ma
première lectrice, qui connait les affres de la cabine et qui a la
grâce d'en rire.
La cabine
Il y a des périodes où il m’est impossible d’entrer. Le simple fait
de regarder les vitrines est douloureux. Et puis il y a les jours
fastes, quand l’aiguille hésite et passe en dessous du poids maximum.
Alors je me risque parfois à franchir le pas de la porte. Je m’arrange
pour passer derrière une autre, en espérant qu’Elle ne me verra pas.
Elle, la vendeuse. Redoutée, jalousée, souvent haïe. Elle est tour à
tour méprisante, condescendante, presque insultante parfois. Rarement
gentille. Pourtant je ne lui demande que ça, moi. Un sourire, même
désolé, me suffirait. Elle mesure souvent plus d’1m70 et n’a jamais
prié pour que l’aiguille de sa balance ne passe pas au dessus du maudit
chiffre. Elle déambule telle un chat dans son territoire, jaugeant la
clientèle, choisissant celles qu’elle adoubera, avec lesquelles elle se
fera cajoleuse, et flatteuse. Avec elle, les girondes, grosses ou
enveloppées n’ont aucune chance. Elles peuvent espérer l’indifférence
ou redouter son jugement définitif : « désolée, nous n’avons pas votre
taille ». Le portrait est rapide. Mais voilà, selon moi, l’univers
féminin se partage en deux : les grosses et les autres. Enfin, parfois
je suis plus subtile. Mais jamais quand je suis dans le saint des
saints, la boutique de fringues.
A l’intérieur, je regarde les habits. Enfin, pas vraiment. Les
tailles. 42, 44, parfois 46. Si je suis seule, si elle ne me regarde
pas, et si l’humeur est favorable, alors je sélectionne deux trois
choses et je pars le plus discrètement possible en cabine. L’envie
d’être invisible est forte. Mais quand on est grosse, on n’est pas
invisible. L’empressement me rend plutôt maladroite. En me faufilant
entre les rayons, j’accroche un ou deux cintres et des vêtements en
tombent bruyamment. C’est à cet instant qu’elle intervient, l’air
pincé, ostensiblement inquiète pour le pantalon que je m’apprête à
essayer.
– Je peux vous aider ? – Non, merci, je regarde, euh… je vais
essayer un ou deux trucs – Je vois. N’hésitez pas à me demander, si la
taille ne va pas. – Oui, oui, d’accord, merci, je… je…
Le processus est en marche. J’oublie que j’ai plus de trente ans et
que je ne suis coupable de rien. Je me transforme en une pauvre petite
fille balbutiante, confuse et honteuse d’avoir osé entrer. J’ai dix
ans, peut-être moins, et je me retrouve avec ma mère, dans un autre
magasin, avec les mêmes angoisses. Souvent, à ce moment là, je décide
d’acheter ce pantalon ou autre vêtement sans même l’avoir essayé, juste
pour partir le plus vite possible. En payant, je guette un signe de
reconnaissance. Mais Elle ne me le donne pas. Jusqu’au bout, je suis
une intruse. Elle sait que je ne le mettrai pas, et je crois l’entendre
rire avec ses collègues.
Parfois, armée d’un peu plus de courage, je pénètre dans la cabine,
en priant pour qu’une glace s’y trouve. Sinon, il faut sortir et
s’exposer à ses regards ou ceux des clientes légitimes, les minces. Je
me déshabille et je commence à sentir les premiers signes de détresse.
Ici, tout est plus blanc, tout est plus gros. Les cabines les pires
sont celles entièrement tapissées de miroirs. On peut y vérifier qu’on
est grosse de face, mais aussi de dos. Et de côté.
Je commence à enfiler le pantalon. Si je le ferme, le plus souvent,
je ne cherche même pas à savoir s’il me va bien. Je me rhabille et je
l’achète. Il sera toujours temps de se demander s’il est beau. Et puis
de toutes façons, un pantalon en taille 44, est-ce vraiment fait pour
être beau ?
Mais la plupart du temps, ça commence à coincer au niveau des
genoux. Chaque seconde qui passe, chaque centimètre gagné est alors une
lutte perdue d’avance contre la graisse. Je sais, c’est indécent de
souffrir pour ça. Pourtant, la douleur est réelle.
Petite, dans les cabines d’essayage, ma mère tirait toujours le
rideau avant que j’aie fini de m’habiller. Tout le monde pouvait alors
me contempler, boulotte et cramoisie, la jupe baissée et la chemise
étriquée – « on n’a pas plus grand », lançait alors la vendeuse à ma
mère. Aujourd’hui, elle ne vient plus avec moi, mais je suis toujours
aussi cramoisie dans ma cabine. Et les larmes coulent silencieusement,
lorsque je dois me rendre à l’évidence : il manque dix bons centimètres
pour que le bouton rejoigne sa boutonnière. Alors je repars aussi vite
que je suis entrée, ravalant mon chagrin. Il y a deux mondes, celui des
minces et celui des grosses. C’est indécent, superficiel, indigne d’une
fille plutôt pas idiote d’en être convaincue. Mais c’est bien mon
intime conviction, depuis que je suis en âge de voir mon reflet dans
une glace.
Edit: Pour la pièce les billets ne sont pas en
vente. Mais on est en train de réfléchir à la façon d'organiser une
soirée spéciale pour vous. Et ça se passera au Théâtre du petit
Gymnase, à Paris.